Fragmentation en Photographie et All-over en Peinture



Rapports et différences entre la notion bazinienne de fragmentation en photographie et la notion greenbergienne d'all-over en peinture.

L'un des actes essentiels d'un peintre, avant de réaliser une oeuvre qu'il a pensée, est de choisir son support, support qui a une texture, un format bien particuliers. C'est le cadre dans lequel le créateur va s'exprimer. Les artistes sont responsables de leur cadre, qui devient ainsi le lieu de leur peinture, tout comme la pellicule est le lieu où le photographe va exprimer ce que son oeil, son esprit et le dispositif auront cadré. Chez le photographe, le cadrage est physique - au travers d'un viseur -; la notion de préhension de réel intervient. Chez le peintre, le cadrage est mental; il s'agit d'une conception de l'image.

À ce sujet, il est intéressant de confronter les thèses sur le cadre et cadrage de Clément Greenberg, critique d'art américain, et d'André Bazin, critique de cinéma français. Chacun à sa manière a étudié la façon dont une image est extirpée du réel ou de l'esprit de son créateur pour ensuite être placée en contiguïté avec notre environnement.



La réflexion de Bazin s'est portée sur le cinéma et sa confrontation avec la peinture, la vision au travers de la caméra et sur l'écran de projection, mais l'analogie avec la photographie est directe. Il n'y a pas matière à contresens ou à dénaturer ses idées en les appliquant à l'image fixe.

Bazin fait intervenir la notion essentielle de cache qu'il identifie à l'écran, donc à la projection d'une image ou d'un tirage sur papier. Ce cache en fait "ne peut que démasquer une partie de la réalité". Cette notion rejoint l'une de celles de Bergson pour qui la photographie "détruit l'unité de la nature, dont il ne reste des éclats, des fragments". Ce cache est une fragmentation du monde sur lequel le photographe porte son regard. Une photographie est le résultat d'un cadrage qui condense un environnement pour le présenter finalement sur ce cache: cet environnement reprend alors sa dimension.

Nous sommes tous conscients, en observant une image ainsi réalisée, qu'elle a fait partie d'un réel qu'on ne voit pas mais que la conscience que nous en avons rend présent. Bazin conçoit la photographie comme objective. On peut dire que l'image photographique est centrifuge: son contenu tend à s'extérioriser hors de ses limites par une relation directe avec le non-vu, le hors-champ. Ainsi, plus l'aspect fragmentaire de la photographie est réduit, mieux elle s'intègre dans l'environnement; Bazin critique les images trop fragmentaires.

Bazin évoque l'aspect centripète de la peinture, notion que l'on retrouve également chez Greenberg. Il y a aussi notion de cadrage par exemple dans le cas du tableau de chevalet, "il découpe dans le mur qui le supporte l'illusion d'une cavité cubique". En évoquant le travail du peintre Gorky, Greenberg souligne cette action car "il commençait à vouloir échapper au cadre - au rectangle fermé de la toile". Cette contrainte du cadre marque l'aspect centripète du tableau, il y a condensation de la vision directement dans l'oeuvre. C'est la résistance de nombreux peintres vis-à-vis de cette prison du cadre, de cet aspect fragmentaire de la peinture qui va déboucher sur les tendances de l'expressionnisme abstrait, en particulier avec l'école de New~York à laquelle Greenberg s'intéressera beaucoup.

Le all-over va être la principale réaction, c'est cette manière de peindre qui va rendre le tableau centrifuge. Greenberg définit le all-over comme étant des peintures "couvertes d'un bord à l'autre par des motifs identiques espacés régulièrement comme le dessin d'un papier peint qui suggère ainsi la possibilité de répéter à l'infini". Il situe Gorky comme étant le premier à exposer cette pratique, en 1944. Mais il s'attachera surtout à l'oeuvre de Jackson Pollock.

Cet aspect all-over de la peinture amène à la concevoir comme infinie: il y a une extension hors du tableau qui se rapproche de l'aspect centrifuge d'un cliché, puisque, là aussi, on va imaginer un hors-champ en se fondant sur ce que l'on a à voir dans le champ. La différence est que le hors-champ photographique pré-existe, que l'image résultante est le résultat d'une fragmentation de la réalité même, tandis que le hors-tableau pictural est essentiellement imaginaire.



Les notions de cadre centripète et centrifuge nous amènent directement à réfléchir sur le centre du cadre, aspect important chez Greenberg et Bazin. Bazin souligne par ses propos que la photographie revendique directement l'existence d'un centre. C'est souvent de son centre que va naître l'intérêt visuel ou informatif d'une photographie. Le reste de l'image et même le hors-champs vont graviter autour de ce point. L'action de photographier passe par la reconnaissance de ce centre, suivant les styles, selon qu'il y a composition (plus ou moins volontaire) ou non. Que le centre soit le milieu de l'image ou pas, il n'en reste pas moins centre.

Tout comme pour le cadrage pictural, le centre est un héritage des temps anciens. C'est le concept de "foyer central contraignant" propre à la vision de la Renaissance. La peinture totale, le all-over, combat aussi cette contrainte; pour Greenberg il s'agit d'une peinture "décentrée": c'est "un genre de tableau qui fait I'économie de tout commencement, milieu ou fin".

Alors que le cliché s'oriente autour d'un centre, la peinture all-over est diffuse dans l'image: "le peintre all-over rend tous les éléments et toutes les zones de son tableau équivalents en terme d'accentuation et d'importance". Il n'y a plus de point focal, l'oeil assimile l'image comme un tout, le centre est partout ou, en fait, nulle part. Le tableau est devenu une surface homogène. Comme a dit Barnett Newman, il s'agit de "travailler avec l'espace tout entier". Il y a un effet de champ total.



On constate donc la différence entre une fragmentarité centrale photographique et une fragmentarité diffuse picturale. La nuance est que le all-over tend à accentuer la planéité de la peinture, notion chère à Greenberg, alors que le problème de la profondeur reste entier dans la photographie (montage en profondeur de champ de Bazin).

Mais les deux tendent à déborder de leur lieu, toile, écran ou papier, afin d'investir notre environnement par le hors-cadre via nos images mentales. C'est ce qui rapproche principalement les notions de fragmentation de Bazin et de all-over de Greenberg.




Références:

Bazin André, Qu'est-ce que le cinéma?, Cerf, 1981
Bergson Henri, "Matière et mémoire", Oeuvres, P.U.F., 1959
Greenberg Clement, Art et culture, Macula, 1989
Sandler Irving, Le triomphe de l'art américain, Tome 1, Editions du Carré, 1990



Ce texte a été écrit en juin 1995 à l'occasion d'un cours de Théories de la photographie de M. Jean-Claude Moineau à l'Université Paris VIII (DEUG Photo).