Historique de la Photographie de Spectacle


Parmi les multiples branches de la photographie, on peut constater que l'une fut longtemps délaissée : la photographie de spectacle. Pourtant, il est avéré que, dès ses origines, la photographie est intimement liée au théâtre.

Le présent article souligne ce que la photographie apporte aux arts scéniques, dès les premières expérimentations de 1839 jusqu’aux années 1950, et en quoi ce genre particulier contribue à l’histoire de la photographie.


1839, LES PREMISSES DU GENRE

Les premiers photographes sont des transfuges de la scène, que ce soit Daguerre ou Disdéri. Ils se tournent vers le portrait de comédiens, jusqu’à ce que cela devienne la majeure part de leur production. En effet, les artistes reconnaissent volontiers cette nouveauté et s’en servent pour leur publicité. Le double photographique du comédien se vend dédicacé aux entrée de théâtre.


Les images d’alors sont des daguerréotypes ou des tirages d’après des négatifs au collodion. La presse s’intéresse à cette production car, dans tous les journaux, la critique théâtrale occupe une place importante, surtout dans les plus mondains. A partir de 1870, des portraits sont collés sur un emplacement réservé au sein du journal de théâtre, qui fait ainsi office de programme. En ce qui concerne la presse à proprement parler, les photographies servent à réaliser des gravures sur bois.

Comme la technique des années 1840-50 l’oblige, les prises de vue se font uniquement dans l’atelier du photographe. C’est souvent un véritable capharnaüm puisqu’il s’agit de reconstituer un élément de décor et de vêtir le comédien d’un costume de scène. Les styles sont très différents selon l’auteur de l’image. Seuls certains photographes imposent leur esthétisme personnel, sinon, ils n’ont que peu de pouvoir. Les photographes sont avant tout des intermédiaires à qui l’on confie la tâche de mettre en valeur le comédien.

Le simulacre de la prise de vue conduit le plus souvent à représenter les acteurs au travers d’images fossiles, proches des portraits bourgeois de l’époque. Il apparaît dans les théâtres ce qu’on appelle péjorativement les "poses pour photographes". Ainsi, un critique de théâtre qualifie de "pantomime désagréablement dessinée", la pose finale d’Adélaïde Ristori dans "Médée" en 1856.

Parmi ceux auxquels on reconnaît un style particulier, Emile Reutlinger reste le plus classique. A partir de 1850, il travaille avec nombre d’artistes de théâtre, de danse ou de music-hall, majoritairement des femmes (Cléo de Mérode, la Belle Otéro, Rose Caron...). La pose, comme la légende, est avantageuse, maniérée. Les décors sont simples mais évoquent néanmoins la scène, l’éclairage focalise l’attention sur le sujet. La tenue est constituée d’un costume de scène ou, souvent, d’un déshabillé.

Le photographe doit exalter la beauté du modèle, mettre en avant son charme. On peut constater qu’il s’inspire fortement de la production picturale sans lui apporter de souffle neuf.

Un autre photographe célèbre, Disdéri, ne se démarque guère de la tradition de la peinture puisqu’il se réclame de Rembrandt, de Rubens... En revanche, il innove en créant la carte de visite photographique en 1854, ce qui va changer le système de production. Les images se répandent plus facilement.

De nombreuses comédiennes de théâtre de boulevard se rendent dans les différents ateliers afin d’avoir des images pour souligner leurs qualités. En même temps, elles servent de modèles pour réaliser des images à l’érotisme plus extravagant qu’auparavant, voire provocant.


1855, SARAH BERNARDT

Si Disdéri a une démarche purement commerciale, Nadar s’oriente vers une conception plus artistique. Il refuse longtemps de portraiturer la clientèle bourgeoise, préférant les artistes. Les portraits qu’il réalise sont généralement simples, directs et d’une certaine façon modernes. Avec son frère Adrien, il a mis au point, à partir de 1854, un type de portrait d’artiste où il trouve un équilibre entre le naturel et une certaine idéalisation du modèle. Carjat le reprendra peu après avec succès.

Au sein du fameux Panthéon Nadar, on note la présence de Sarah Bernhardt, célèbre grâce à la scène et encore plus grâce à la photographie. Elle, mieux que toute autre, comprend ce que ces nouvelles images peuvent apporter à sa carrière, cela dès 1855. La photographie est aussi une manière radicalement moderne d’appréhender le monde du spectacle.

Jusqu’alors, il n’y a pas de véritables traces des artistes les plus célèbres ou des sommités mondaines. A travers eux, le portrait photographique peut se généraliser bien plus qu’avec la peinture ; la reproductibilité de la photographie influence considérablement les spectateurs et les comédiens. Leurs portraits, très souvent collectionnés, contribuent à répandre leur image auprès de leur public; ils s’adressent à l’affect et ainsi prolongent l’aura de ces célébrités.

C’est Sarah Bernhardt qui est le sujet, une fois encore, d’une innovation, puisque Boyer la photographie en 1898 dans une scène de "La Ville Morte" de d’Annunzio avec son décor original au Théâtre de la Renaissance. Il s’agit de la toute première prise de vue en situation, grâce à de nouvelles techniques qui permettent de sortir du studio.

A partir de 1880 apparaissent des appareils portatifs, des plaques sèches au maniement plus facile, puis le film en bobines, et enfin le flash au magnésium. Mais, avant-tout, la similigravure (inventée en 1878) permet de reproduire les demi-tons dans la presse, ce qui supprime le recours aux graveurs sur bois déformant l’image avant la publication. La reproduction des clichés devient plus rapide, donc prend plus d’importance. Les journaux, tel Le Théâtre (1898-1914), réclament encore plus d’images de comédiens.

Mais cette production massive ne gagne pas en qualité. Alors que le théâtre moderne et la photographie sont contemporains, de par leur essor au long du XIXème, ce n’est pas cette forme moderne qui est mise en image. L’usage qui est fait de la photographie fige donc le théâtre, qui s’enlise dans des stéréotypes appréciés par la plupart du public.

Ce théâtre du passé est une projection des valeurs de la société bourgeoise. La photographie semble aussi stagner ; bien qu’elles soient faites en situation, les prises de vue de spectacles fonctionnent sur le mode de la simulation.

Au début du XXème, l’intervention des pictorialistes comme portraitistes d’acteurs (ils ont le culte de l’artiste) renforce la distanciation vis à vis du réel. A partir de cette époque, des recueils de portraits de célébrités sont édités. La revue Camera Work (publiée par Alfred Stieglitz de 1903 à 1917) devient célèbre. Ces images sont de plus en plus marquées par le flou, l’effet d’atmosphère. Malgré les vives réactions qui naissent en 1920 à son encontre, le pictorialisme laisse des marques dans le portait plus que dans tout autre genre.



1914, LA PRESSE DEMANDE DES IMAGES

A partir de 1914 commence l’ère moderne de la presse illustrée; même les quotidiens abondent d’images photographiques. La mise au point du flash électronique en 1925 permet de photographier de nouvelles scènes, un marché relativement important se développe.

En France, Boris Lipnitzki photographie les spectacles des grands théâtres parisiens à partir de 1927, et c’est en 1935 que se crée l’agence Bernand qui en fait sa spécialité.

Cette époque est riche en innovations techniques, des Allemands inventent de nouveaux appareils de faible encombrement : l’Ermanox (1924), le Leica (1925), et des objectifs de grande ouverture sont produits, tel le Zeiss Planar à f/3,5. Cela se concrétise au niveau des images par une première série de clichés de Felix H. Man, réunis par Stefan Lorant dans un numéro de 1928 du Münchner Illustrierte Presse (revue illustrée munichoise).

Cette série a pour thème un spectacle de cirque. Les images montrent la foule regardant en l’air, des numéros de funambules, de cavalerie... Le but de Lorant est de faire pénétrer le lecteur au coeur de l’événement, comme s’il était présent à ce spectacle, et de rendre compte de la dimension scénique du cirque.

Felix H. Man se démarque à nouveau en réalisant des images d’Arturo Toscanini, dissimulé au milieu des musiciens de l’orchestre. Dans cette lignée, on peut citer aussi l’oeuvre originale de Weegee qui saisit les mimiques inconscientes des spectateurs, dans l’obscurité, sur des pellicules sensibles à l’infra-rouge en "éclairant" avec un flash muni d’un filtre infra-rouge.



1926, UNE EXCEPTION

Parmi les auteurs qui s’intéressent au monde du spectacle, Man Ray est de ces rares qui expérimentent la photographie sans artifice. En 1926, il aide Jean Cocteau à étudier un numéro de travesti trapéziste exceptionnel au Casino de Paris,par Van der Clyde dit Barbette. Par une série de photographie où Barbette pose, Man Ray enregistre la métamorphose. Puis Man Ray prend des images du spectacle lui-même.

Selon Cocteau: "Barbette est un jeune américain de 24 ans, d’aspect un peu bossu comme les oiseaux, de démarche un infirme. D’une chute de trapèze lui reste la cicatrice qui retrousse sa lèvre supérieure sur une dentition désordonnée". Puis Barbette se grime et entre en scène; "ne l’oubliez pas, nous sommes dans cette lumière magique du théâtre, dans cette boîte à malice où le vrai n’a plus cours, où le naturel n’a plus aucune valeur".

Man Ray enregistre cette magie de la scène d’une part et dévoile le trucage de l’autre ; ce que le spectacteur ne peut voir jusqu’à ce qu’ il "ôte purement et simplement sa perruque et la culbute a lieu". Cette série d’images est importante car elle illustre les rapports intimes que peuvent avoir les arts scéniques et la photographie. Le travail de Man Ray est une réflexion sur l’art en se servant de la scène, pourtant c’est une production somme toute marginale dans son oeuvre.



1930, DES ETOILES NAISSENT

A l’opposé de l'idée d'investigation esthétique, le cinéma s’intéresse beaucoup à la photographie pour son impact publicitaire, sa capacité de médiation (surtout à partir des années 1930), en même temps que se développe la troisième génération des magazines photographiques (Vu en 1928, Life en 1936, Match en 1938 ; ils utilisent la photogravure).

C’est le règne de l’image "glamour" dont Alfred Cleney Johnson est le plus célèbre représentant aux Etats-Unis. De même, en France, avec le studio Harcourt qui se spécialise dans le monde du spectacle, les clichés font paraître l’acteur "éternellement jeune, fixé à jamais au sommet de la beauté, idéalement silencieux, c’est à dire mystérieux, plein du secret profond que l’on suppose à toute beauté qui ne parle pas" (Roland Barthes in Mythologies).

Les portraits sont toujours très soignés, l’abstraction en est élégante, l’environnement mis en scène doit souligner la personnalité du modèle, la lumière est extrêmement signifiante. Erich Salomon prend le contre-pied de cette production en mettant à profit de récentes techniques (on peut noter que le Superpan Agfa de 100 ASA est commercialisé en 1933) pour réaliser des portraits de célébrités à leur insu (Marlène Dietrich au téléphone est une des plus connues). Dans la lignée de Felix H. Man, Salomon oeuvre pour une photographie plus moderne.

Ainsi, la production de l’époque est très diverse. La photographie de spectacle se développe avec l’explosion du photojournalisme, mais la qualité des images régresse souvent. Elles ont essentiellement la valeur de document.

Un des problèmes vient sans doute du fait que le photographe doit constamment choisir entre l’image de scène (l’espace, le décor) et le portrait d’acteur ; en fait, le choix est souvent prédéfini par le journal auquel sont destinées les prises de vue. L’idée ancienne du XIXème selon laquelle l’acteur est l’unique fondement de la représentation perdure. Cette photographie ne change pas jusque dans les années 1940.



1950, LA PLANETE JAZZ

Avec l’après-guerre, le jazz explose et déferle dans le monde. C’est le début de la photographie de jazz, dont il y a déjà eu des prémisses dans les années 1920-30, mais peu intéressants, car ils présentaient la même simulation que celle citée pour la photographie de théâtre et les portraits d’acteurs les plus courants. Une frontière bien définie apparaissait sur ces clichés, le sourire était de rigueur puisque le jazz est censé apporter la bonne humeur. Quelques photographes vont pourtant changer cela et bientôt naît une nouvelle conception de la photographie de scène.

En même temps que le jazz s’affranchit de ses structures traditionnelles, il ouvre une porte sur le rêve à des millions d’hommes. Cette porte, qui était unique pour le peuple noir américain, devient aussi celle des peuples européens libérés. Le photographe ne peut que s’engager dans un dialogue avec la musique, s’immerger dans le jazz; cela leur est facilité par la création d’appareils plus silencieux.

Dennis Stock est l'un des tous premiers à s’y intéresser. Il partage l’existence des musiciens; il montre les solitudes, la grande blessure du be-bop... Leonard Herman le suit, car les éditeurs demandent de plus en plus d’images pour les pochettes d’albums ; il travaille avec Charlie Parker, Chet Baker, Count Basie... Il y a bientôt un style jazz dans ses photographies.

Cet intérêt pour le jazz marque en quelque sorte le début de la photographie humaniste; en effet, c’est la première fois que le regard se porte autant sur le peuple noir, parce qu’il est intimement lié à la musique.

En France, ce sont des personnes comme Jean-Pierre Leloir, Henri Cartier-Bresson, Guy Le Querrec, Marie-Paule Nègre qui se passionnent pour le jazz, d’abord en multipliant les portraits, l'éclairage évoquant l’ambiance des concerts. Puis ils les enregistrent directement. Il ne s’agit plus d’idéaliser une personne mais bel et bien de représenter une musique.



1950, PIC ET BRECHT

Roger Pic a la même philosophie en photographiant une pièce de Brecht: il s’agit d’enregistrer le théâtre en soi et non pas une pièce de théâtre ou un comédien particulier. Cela suit l’évolution du public qui se rend compte que le théâtre est un tout, un art total : interprètes, textes, mise en scène. Il ne s’agit donc pas de le réduire à quelques comédiens soucieux de leur gloire.

Comme Roger Pic le dit lui-même, il décide d’être "le reflet fidèle, l’enregistreur de ce qui se passe sur la scène". Il renonce au flash et à la pose du sujet. Cela pose quelques problèmes pratiques puisqu’il est alors obligé d’utiliser les pellicules les plus sensibles, mais il retrouve alors la pratique complète et essentielle de la photographie. Le développement devient à nouveau un élément charnière de l’acte photographique, afin de limiter la perte de qualité technique des clichés. En particulier, il suit les spectacles de la compagnie Renaud-Barrault puis de Bertolt Brecht.

Roger Pic travaille avec le metteur en scène, avec les lumières telles que celui-ci les a pensées. Il photographie les acteurs in situ, ceux-ci ignorant la présence de l’objectif, ou tout au moins ne sachant quand aura lieu le déclenchement. Cette collaboration n’empêche nullement Roger Pic de livrer sa vision personnelle du spectacle.

L’acte photographique devient le reflet de l’acte scénique sans l’amplifier à outrance. Les images permettent ainsi de détailler le dispositif scénique, de fixer la complicité entre les comédiens. Les images ne sont plus grossièrement factices comme celles de Liptnitzki ou de l’agence Bernand; il s’agissait alors surtout de complicité commerciale entre les comédiens et le photographes.

Ce que les images perdent en définition, elles le gagnent en signification. Leur rôle de document devient essentiel; d’un point de vue esthétique, ce sont de vrais témoignages sur les intentions créatives du metteur en scène.

Les prises de vue sont un enregistrement filmique de la pièce, et le metteur en scène peut ainsi les étudier pour analyser et modifier le spectacle. Par exemple, lors de répétitions, Brecht se sert beaucoup de la photographie. Les pellicules, développées du jour au lendemain, lui permettent de conseiller les interprètes pour leur disposition ; il peut ainsi mieux se concentrer sur leur jeu.

Roger Pic ne se contente pas de fixer les points forts du spectacle, mais il enregistre bel et bien toute la pièce, parfois lors de plusieurs représentations. Il crée ainsi à l’intérieur du spectacle une multitude de petits spectacles particuliers, montrant la profondeur des oeuvres. La scène redevient reine; finalement, théâtre et photographie se reconnaissent mutuellement.

Roland Barthes analyse les photographies de Pic en disant que celui-ci "a compris que la photographie devait aider à dégager, dans la masse des éléments représentés, les grands archétypes signifiants. Or au théâtre, les significations les plus claires sont soutenues par des lieux étroits : c’est le détail qui a la plus grande vitesse de signification. La photographie de Pic va tout de suite chercher le détail signifiant, amené à la surface par l’aplatissement général de la reproduction, on le voit tout de suite, on le consomme immédiatement".

C'est là qu'apparaît le véritable fondement de la photographie de scène: le photographe se doit d’être un acteur autant qu’un spectateur. Ce genre est important pour la photographie et son histoire, puisque récurrent. On constate que nombre des facettes de la photographie prirent naissance dans la photographie d’artistes scéniques ou de la scène elle-même.



LA PHOTOGRAPHIE ET LA PUBLICITE

La photographie de spectacle se développera grandement à partir de 1950. Selon Gisèle Freund (in Photographie et société), "les photographies publiées dans la presse et les magazines de tout genre suivent un but publicitaire même si celui-ci n’est pas immédiatement discernable".

Avec l’apparition du rock’n’roll, du cinéma de masse, le star system prend encore plus d’importance qu’au début des années 1950, ce qui renforce la servilité de la photographie à la publicité. Mais la photographie de scène évolue néanmoins sous l’influence de la philosophie de Roger Pic, que de nombreux auteurs français suivent. Pour conclure, on peut dire que la confrontation de la photographie aux arts scéniques est source d’enrichissement mutuel.




Bibliographie